Le bracelet

La mer est parée de diamants sous le soleil. L'eau est calme et quelques vagues roulent mollement jusqu'à la plage. Le ciel bleu s'est posé sur l'étendue scintillante. Je me rappelle comme si c'était hier et pourtant, cela fait déjà plus de cinquante années qui se sont écoulées depuis ce matin de printemps…


La mer clapotait sous la jetée. Il faisait bon, ce matin-là. Les vacances de printemps annonçaient une saison légère et multicolore. Quelques bateaux dansaient en attendant de glisser sur l'eau. Les touristes arrivaient, on entendait parler toutes sortes de langues. La petite ville estivale vide durant l'hiver devenait internationale en l'espace de quelques jours. J'étais étudiant. Je remarquais une femme accoudée à la rambarde blanche à quelques mètres de moi et qui semblait avoir un peu plus de quarante ans. Elle portait une tenue élégante qui soulignait une silhouette fine. Elle portait un chapeau aérien qui protégeait son visage. Je la regardais en douce et je remarquais ce que mon instinct de jeune homme m'avait soufflé, elle était d'une beauté délicate. Elle portait sa main gauche à son poignet droit et tournait de ses doigts un bracelet qui semblait de grande valeur. Je sifflais dans ma tête : "Belle et riche !


Pourtant, je remarquais assez vite son regard qui se portait au loin. Il semblait triste et une souffrance intérieure était posée sur son visage fragile. Je suppose qu'elle sentit mes yeux sur elle car elle finit par se tourner légèrement vers moi. "Et bien, jeune homme. Que regardez-vous comme ça ? On ne vous a donc rien appris ?" Son ton était à la fois amusé et agacé. Je me sentis rougir du haut de mes vingt printemps tout neufs ! Je me mis à rougir et cela la fit sourire. Elle se radoucit et insista : "Que voulez-vous ? Pourquoi me regardez-vous ? Je ne crois pas être une bête curieuse." Gêné et pris la main dans le sac, je lui souris à mon tour. "Pardon, mais je vous trouve à la fois si belle et si triste… Je n'ai pas pu m'empêcher de vous regarder. Il faut dire que vous attirez les regards et je ne suis pas le seul", ajoutai-je en tentant de me dédouaner.


Elle émit un petit rire sans cesser de caresser son bracelet. Puis elle tourna à nouveau ses yeux vers l'horizon. "Jeune homme," dit-elle d'une voix tout à coup triste et d'une profonde douceur, "vous avez toute la vie devant vous. J'espère que vous saurez en profiter. Voyez-vous, il ne faut pas s'attarder aux apparences. La vie m'a sans doute donné beaucoup, et c'est peut-être ce que vous pensez en ce moment. Je l'ai entendu bien souvent dans ma vie. Croyez-moi, j'ai eu tout ce que je pouvais espérer, mais ce qu'on voit n'est pas forcément la vérité."


Je fus très étonné par cette remarque et quelque chose en elle me força à l'écouter. Je m'assis sur le banc éclatant de blancheur face à la mer et me retrouvait dans une situation inférieure à la sienne, m'obligeant à lever les yeux vers elle.


"J'ai vécu des choses magnifiques et j'ai eu la chance de rencontrer un homme que j'ai passionnément aimé. Oh ! Il me le rendait bien ! Il voulait me rendre heureuse à tout prix et me couvrait de cadeaux ! J'étais jeune et lui avait quelques années de plus que moi. Il me comblait en tout et travaillait comme un fou pour m'en donner toujours plus. Non, en réalité, son bonheur était son travail. Oui, c'est cela, mais cela lui permettait de me gâter. D'ailleurs, le bracelet que je porte en cet instant est le premier bijou qu'il m'a offert. Il ne me quitte pratiquement jamais. Je ne voyais rien sinon l'instant présent. Son travail l'amenait souvent loin de moi. Je le voyais peu et puis de moins en moins. Je n'ai pas eu la chance d'avoir un enfant de lui. Nous avons dû nous éloigner sans nous en rendre compte… Ma vie merveilleuse, comme on me disait… Une vie de conte de fée… Il s'éloignait pour le travail et moi, je l'attendais à la maison de plus en plus souvent. Je me sentais Pénélope attendant Ulysse. Je terminais mes études lorsque je l'ai rencontré. J'avais un travail agréable et je m'occupais de mon côté en sortant et en voyant mes amis. Je vivais intensément et je sortais toujours plus au fur et à mesure où le temps passait. Vous pensez certainement que j'étais heureuse et très heureuse ? Oui, sans doute. Mais qu'est-ce que c'est que le bonheur ? Vous le savez, vous, tout jeune que vous êtes ? Moi, à mon âge, je ne le sais pas plus que nos anciens. Je ne sais pas ce qu'il s'est passé. Je ne sais pas…"


Je sentais que quelque chose n'allait pas et qu'il fallait intervenir, mais je ne savais pas quoi faire. Nous étions entourés de monde et je me demandais pourquoi elle me racontait tout ça, et surtout à moi.


"Je me suis sentie si seule. Ce n'est pas arrivé du jour au lendemain, ce fut très sournois. Pour lutter contre ce vide qui s'est mis à me remplir, je me suis étourdie dans des sorties toujours plus nombreuses et folles. Je m'entourais toujours plus de personnes pour ne pas entendre le silence qui commençait à entrer dans ma tête. Cette solitude s'est mise à me ronger de l'intérieur. Je dépérissais sans rien pouvoir y faire. On m'a obligée à voir des médecins, mais rien n'y faisait. Je perdais le goût de tout. Je n'avais plus envie de rien. Je ne souhaitais qu'une chose, c'était de dormir sans me réveiller pour ne plus rien voir. On me jugeait folle. Personne ne savait combien la solitude peut être douloureuse. Est-ce que vous connaissez ça ?


Et sans me laisser le temps de répondre, elle reprit dans un petit rire froid : " Non, vous êtes bien trop jeune sans doute. Pour l'instant, tout vous sourit et vous avez des milliers de projets qui s'offrent à vous. Mais lorsque vous rencontrerez une jeune femme et que vous voudrez la garder pour vous, soyez prudent." Je voyais ses doigts se serrer nerveusement sur son poignet. Elle détacha brutalement le bijou magnifique : "Tenez, jeune homme. Voici pour la femme que vous voudrez combler. Vous penserez ainsi à moi. Vous serez le seul sans doute," dit-elle dans un sourire. Puis elle ouvrit le sac à main qui pendait sur sa hanche. Sa main s'y glissa et en ressortit un objet noir. Tout alla très vite, je ne me souviens presque pas de ce qu'il a pu se passer. Je sais seulement que j'ai vu le haut de son corps se pencher un peu plus sur la rambarde, j'ai vu sa bouche s'ouvrir et sa main s'y porter. Et puis un bruit brutal, très fort, comme un pétard à côté de moi. Je me souviens qu'il y a eu des hurlements et que tout le monde courrait dans tous les sens. La merveilleuse silhouette a basculé par-dessus la rambarde et est tombée dans l'eau comme un sac lourd et vide. Les éclaboussures sont montées haut jusqu'à nous. J'étais pétrifié.


Lorsque des hommes en uniforme sont venus me parler, ils m'ont demandé si je la connaissais. Je leur ai dit que non. Je ne bougeais pas. Je me sentais hagard. Pendant qu'on tentait de réchauffer mon corps glacé d'effroi, j'ai senti une douleur dans ma paume. J'ai réalisé que je serrai très fort mes mains. J'ai ouvert les poings et un objet en a glissé dans un rayon de lumière. J'ai rendu le bracelet aux policiers. Je n'ai jamais pu oublier cette femme ni osé construire une famille.


©FrançoiseLatour
 

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