Il fait bon ce soir. Le soir est doucement tombé sur la ville qui a allumé ses lumières les unes après les autres. La chaleur de l’été laisse un peu de tiédeur tomber sur nos épaules. Au loin, les immeubles dressent leurs hautes silhouettes et ouvrent des yeux électriques. La nuit étouffe les bruits. Je peux entendre le ronronnement des moteurs monter jusqu'à moi et en me penchant un peu, je peux voir toute la rue dans son intégralité.

J’aime bien venir ici malgré tout ce qui s'est passé. J’ai découvert l’accès au toit de cet immeuble par hasard, alors qu’on courait sans savoir où on allait. Une porte poussée, une volée d’escaliers à gravir, une autre porte et la lumière éclabousse nos rétines après celle qu’on vient de quitter à l’intérieur.

C’était calme, on était bien dans l’immobilité du ciel. Depuis ce jour, on y revenait souvent pour nous y retrouver seuls. C’était devenu notre cachette, notre repaire sous le plafond ouvert de la ville quel que soit le temps. Personne ne nous a jamais trouvés ici.

On s’amusait à s’approcher du bord, on s’appuyait sur le rebord de tout notre poids pour observer le plus loin possible. Tu jouais à me faire peur en te penchant trop fort. Je tirais sur tes vêtements pour te retenir, je te suppliais de redescendre et tu te mettais à rire en cédant. Je te serrais dans mes bras et on s’embrassait comme si nous allions mourir dans l’heure suivante.

On se racontait nos histoires, nos peurs et on s’inventait des futurs à chaque fois différents.

Lorsque je te demandais pourquoi il y avait du bleu ou des éraflures sur ton visage, tu ne voulais pas me dire. Tu disais que tu t’étais cogné. Tu savais bien que je ne te croyais pas, mais tu n’as jamais voulu me dire ce qu’il se passait. Tu ne voulais pas m’inquiéter, mais tu n’as pas réussi. Je commençais à me douter.

Que s’est-il passé dans ta tête lorsque tu es venu ici sans moi ? Et dans ta vie ?

Tu avais tellement maigri ces derniers temps, ton regard était devenu un peu fuyant et désespéré.

Oui, je sais…

Oui, j’ai compris…

Lorsque tu as regardé en bas, tu t’es dit que tu n’aurais plus besoin de te cacher. Tu effacerais la souffrance de tout ce que tu subissais et tu n’entendrais plus ces mots qu’on t’assenait à longueur de journée. Tu ne subirais plus les menaces ni les insultes qui venaient t’assaillir jusque chez toi sur Internet.

Je sais…

Putain ! Tu me manques ! Je me sens tellement seul sans toi !

Moi, ils n’ont jamais osé me faire ce qu’ils t’ont fait parce que je suis plus fort que toi. Tu étais trop fragile, trop sensible. Ils se sont acharnés sur toi comme des hyènes qui déchiquètent le mourant.

Lorsque je regarde en bas, je me dis qu’il a fallu un sacré courage pour se laisser tomber. Eux, est-ce qu’ils auraient osé ? Ils étaient forts, plusieurs contre toi. L’enquête a révélé du harcèlement au lycée, à l’extérieur et sur les réseaux sociaux. Ils crachaient sale pédale, sale pédé. Ils riaient dans ton dos et tu entendais les rires éclabousser ta virilité.

Tu n’as rien dit, mais c’était trop. Pourquoi ont-ils fait ça ? Est-ce qu’ils le savent eux-mêmes ?

Tu as fait le saut de l’ange parce que tu étais un ange. Tu as déployé tes ailes dans le vide et tu as atterri sur une voiture garée à des centaines de mètres sous toi.

A quoi pensais-tu lorsque tu as penché ton corps en avant par-dessus la balustrade ? Je n’étais pas là pour te retenir cette fois.

Tu m’as laissé tout seul avec ces salauds. Ils n’ont plus rien pour remplir leurs vides et leur haine s’est dissoute avec fracas lorsque le proviseur est venu annoncer la nouvelle dans la cour du lycée. Ils ont tous éclaté en sanglots comme s’ils venaient de perdre un être cher.

Moi, je n’ai pas pleuré. A quoi bon ? Les larmes ne lavent pas l’affront ni le chagrin.

Ils dorment mal la nuit, et alors ?

Ils vont être punis par la loi, et alors ?

Ils ont honte de t'avoir poussé à bout, mais c'est trop tard. 

Qu’on soit homo, gros ou laid, homme ou femme, petit ou infirme, et quoi d’autre… Etre différent est-il un crime ? Et en quoi est-on différent ? On mange, on respire, on dort, on travaille, on baise comme tout le monde.

Ton corps dort sous la terre. Ton esprit et ton cœur vivent en moi, moi la pédale, le pédé qui t’aimait parce que tu étais toi et parce qu’on ne choisit pas qui on aime ni qui on nait.

©Françoise LATOUR

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