Combien de fois ai-je parcouru ce trajet les mains bien fixées sur le volant, les yeux sur la route ? Pourtant, un jour, par hasard, j’ai entendu de légers craquements autour de ce monument incontournable. J’ai ralenti et me suis arrêtée pour mieux écouter.

 

De toute la robustesse de ses pierres, le pont du Buëch se laisse aller à rêver. Il arque-boute ses piliers solidement appuyés dans l’eau. Il compte les voitures, les camions et les deux roues qui maltraitent son dos sans aucune mesure. « Ils roulent sur moi sans y penser un seul instant », se dit-il. « Ils ne voient rien, les yeux fixés sur la route. » Il pousse un petit soupir. « Ils ne prennent pas le temps d’admirer mon ouvrage. Je suis pourtant là pour eux, à chaque instant. Si je n’existais pas, ils feraient le tour ! Je les ai toute la journée sur le dos. Mes pieds macèrent dans l’humidité. Je voudrais bien, moi aussi, aller voir ailleurs le monde ! Mais je suis là, fixé à jamais pour les servir sans qu’ils me voient. Pensent-ils seulement que je leur rends un bien grand service ? Et depuis si longtemps. »

 

Il se souvient d’un temps lointain où l’Homme dans sa folie l’a détruit et coupé l’accès de Sisteron au nord de la ville. « Ils m’ont reconstruit, mais ont-ils pour autant de la considération pour moi ? » Se dit-il avec amertume. Il a fait face à la fureur du Buëch lorsque celui-ci a fait le gros dos et s’est emporté. Qui se souvient de tout ça ? Il observe son reflet qui lui tient compagnie. « Je voudrais tant secouer mes piliers et aller voir le monde. Il n’y a que mon reflet pour me tenir compagnie. »

 

Les rayons du soleil sont venus le consoler et les chants des oiseaux lui ont apporté un peu de réconfort. Le pont a souri à son reflet. Je roule désormais avec toutes les précautions possibles sur ce trajet et je tends à chaque passage l’oreille, mais je ne l’ai plus jamais entendu.

 

 

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